Le monde est en proie à de profonds changements globaux, à une transformation à la fois environnementale, sociale, économique, technologique, scientifique et spirituelle. Comment pouvons-nous accompagner ce changement et lui donner du sens? Comment souhaitons-nous vivre sur les plans personnel et collectif ? Comment pouvons-nous tendre vers la construction de nouveaux paradigmes de sociétés et d’économies plus durables, inclusifs et équitables?
Aujourd’hui, je souhaiterais aborder avec Richard Martín, le rôle essentiel de l’art, et plus précisément de la peinture dans nos vies. Artiste espagnol né à Zürich, la vie et l’œuvre de Richard s’entremêlent dans une recherche constante d’équilibre entre sa part rationnelle et sa part créative du fait de sa double culture. Après des études en Communication, Graphisme, Art et Mathématiques, l’activité de Richard est, aujourd’hui, très diversifiée: peinture, photographie, graphisme, gravure, production audiovisuelle. Par ailleurs, il anime, occasionnellement, des séminaires de créativité.
Quelques mois après le confinement, nous ne disposons toujours pas de données précises mais la sphère culturelle s’avère être l’un des secteurs les plus touchés de l’économie espagnole, à l’instar des autres pays européens. Nous devrions nous inspirer des sociétés anciennes et porter une attention particulière à l’art, à la créativité et à la beauté afin de les considérer comme des nécessités ! Elles nous permettent, en effet, de nous relier à nos désirs et aux énergies de notre être profond pour pouvoir exprimer une vision personnelle et communiquer des sentiments, des témoignages, des expériences… Sans musique, peinture, littérature, danse, théâtre et poésie, nous sommes condamnés à l’incomplétude et coupés de cette source insondable de vie, de joie et de sens. Bien souvent réduit à des fins matérialistes, il est, pourtant, essentiel de cultiver l’art dans notre vie quotidienne
Dans le monde de l’art, il existe une pléthore d’images archétypales, – le concept de l’inconscient collectif a été développé par Jung au milieu du XIXe siècle et englobe une série d’images, de symboles et d’expériences psychiques héritées et partagées par tous les êtres humains -. Richard a la capacité de pénétrer dans cette dimension suprapersonnelle pour canaliser ce système psychique impersonnel et universel. Grâce à ses expériences, il parvient à créer des ponts entre son inconscient personnel et l’inconscient collectif, en nous offrant une multitude de messages qui nous émeuvent ou nous remuent mais qui ne nous laissent jamais indifférents. Ses peintures créent un langage artistique universel, une communication entre tous les êtres car elles proviennent, paradoxalement, de sa singularité. Dans son travail, il opte pour le courbisme 1 dont l’essence est profondément féminine et associée à la nature, à la vie et à l’harmonie. Un langage qui révèle l’invisible et nous permet de nous relier au monde du mystère pour initier une transformation, à la fois individuelle et collective, et fusionner avec le grand Tout.
À quel moment est née ta passion pour la peinture?
Elle est née il y a longtemps… J’ai en mémoire deux souvenirs très précis lorsque j’avais neuf ans. Le premier, – je venais de redoubler car j’étais un élève quelque peu différent- remonte au premier jour de classe de la rentrée, j’étais assis à côté de la porte pendant que notre professeur Sinda parlait … Je me suis tout à coup déconnecté et j’ai commencé à dessiner un arbre ; c’était un vieil arbre, vivant et rugueux qui avait un grand trou noir dans son tronc. Ensuite, je me suis attelé à dessiner ses feuilles qui étaient petites et denses. La terre près de l’arbre était accidentée, fertile et sinueuse. J’ignore encore aujourd’hui si je l’ai réellement vu quelque part. Je dessinais et soudain, c’est cette image qui m’est apparue. Elle est d’ailleurs toujours figée dans ma mémoire.
Mon deuxième souvenir se situe à la même époque : lors d’activités manuelles avec mes amis, je me suis rendu compte que je ne dessinais que des courbes alors qu’ils faisaient des lignes droites. À ce moment-là, j’ai pris conscience que la courbe allait constituer une pièce maîtresse dans ma vie.
Peux-tu nous expliquer les phases de ce processus créatif?
On pourrait dire que je définis un thème, que je prépare une composition et que je choisis une palette de couleurs. Et dans un sens, c’est le cas, mais chaque décision soulève une nouvelle question . Je dirais que c’est un mélange de techniques et de créativité.
Si tout était linéaire et académique, il n’y aurait pas beaucoup de différences entre nous. La plupart des styles picturaux, tels que l’impressionnisme, l’expressionnisme ou le cubisme, sont nés parce qu’ils ont brisé la linéarité de la forme et de la pensée. Comme l’a souligné si justement Ken Robinson 2, l’apprentissage n’est pas linéaire mais organique.
Dans mon cas, l’apprentissage est un outil. Mais une fois que j’ai déterminé certains points, j’essaie de ne plus y penser, d’avoir une vision plus globale et de laisser s’exprimer ce qui doit l’être à travers mes mains. La musique m’accompagne pendant ces moments de création, notamment celle d’Ennio Morricone. Cela me permet de me relier à mon moi profond afin de laisser affleurer l’inconscient. Pleurer et rire font partie de la vie et je pense que cela doit se refléter dans les œuvres. Je me laisse guider et dépasser par la création tout en faisant une radiographie de l’inconscient.
Pourquoi ce langage artistique fondé sur les courbes ?
Je pense que nous sommes tous connectés d’une manière que nous ignorons pour la plupart du temps et que la courbe, dans toute sa diversité, joue un rôle important. Prenons, par exemple, la courbe du bonheur, la courbe de croissance, la courbure de l’univers, la courbe de Fibonacci ou le nombre d’or. Le courbisme recherche l’ensemble des expressions et des sentiments à travers des lignes courbes infinies qui s’entremêlent avec tous les éléments organiques ou non organiques apparaissant dans l’œuvre. Il cherche éagelement ce lien qui nous rattache à tout ce qui nous entoure, y compris à nous-mêmes.
Que t’inspire la phrase suivante de la thérapeute junguienne et écrivaine, Jean Shinoda Bolen 3 : « Dans le cercle, il n’y a pas de hiérarchies et ça, c’est l’égalité. C’est ainsi que se comporte une culture lorsqu’elle écoute et apprend de chacun de ses membres. En partageant la sagesse de l’expérience, les femmes du cercle se soutiennent et se découvrent à travers les mots. »
Un cercle n’a ni début ni fin et partage également l’un des nombres irrationnels les plus importants au monde, le nombre Pi. Étymologiquement, un nombre irrationnel est un nombre que l’on ne peut pas compter ni écrire sous la forme d’une fraction. De la même manière, je ne crois pas à la division entre les hommes et les femmes. Pi est proche de l’égalité. C’est peut-être l’espace où nous devrions tous être, quelle que soit notre condition humaine. Et si on y prête bien attention, un cercle est une surface délimitée par une ligne courbe !
Ton exploration est-elle une manière de t’interroger sur l’essence de l’être humain ?
La courbe, la couleur et la sémiotique (étude des signes et de leur signification) forment une trifonctionnalité qui me permet d’explorer la nature humaine : qui sommes-nous, comment vivons-nous et entrons en relation avec les autres, comment aimons-nous, etc.
Du point de vue formel de la composition, j’essaie de faire en sorte que le spectateur puisse voir la totalité du tableau de loin car au fur et à mesure qu’il s’en approche, il découvre que le monde de l’imagination n’a pas de frontières. À l’instar des illusions optiques, nos perceptions visuelles parlent de notre manière de voir le monde, ce n’est pas un fait objectif. L’information perçue au travers de nos cinq sens est transmise au cerveau et ensuite, en fonction de notre état de conscience, nous interprétons ce que nous voyons d’une manière ou d’une autre. Chaque personne donne un sens différent au tableau qu’elle contemple en fonction de son archétype, hérité ou transmis. C’est-à-dire que la personne voit dans l’œuvre une partie de son identité.
Dans mon œuvre, il y a une volonté de déconstruire de manière rationnelle pour ensuite pouvoir reconstruire de manière irrationnelle, tout en maintenant la forme mais en changeant le contenu grâce à un processus dépourvu de raison.
Notre époque est éminemment visuelle. Les images sont un mode de communication à la fois utilisé par la nature et l’inconscient et permettent de démontrer que rien n’est fragmenté mais uni …
À ce propos, la théorie de la Gestalt 4, qui signifie « forme » en allemand, est une théorie qui explique comment nous percevons visuellement ce qui nous entoure et comment nous le décodons en fonction de nos propres besoins, et non de manière neutre. Les signes et les symboles sont tellement ancrés dans notre réalité que nous ne réfléchissons plus à leur origine. Le mot « symbole », issu du grec ancien sumbolon signifie rassembler et c’est ce qui va nous relier au monde invisible, aux messages de l’inconscient pour réunir les différents niveaux de réalité.
La beauté et la laideur dans l’art…
Lorsque je peins, c’est une question qui est omniprésente chez moi et je demande souvent à mes proches ce que mes tableaux leur inspirent. Je souhaiterais que mes œuvres soient transgressives et provocatrices mais toujours afin de créer plus d’harmonie et de susciter des réflexions. J’aime aussi l’idée de créer des énigmes !
À ce sujet, les livres d’Umberto Eco m’inspirent énormément, L’Histoire de la laideur et L’Histoire de la beauté. C’est un auteur qui m’a permis de me questionner sur nos comportements, les symboles et les archétypes que nous partageons en tant qu’humains.
Quel rôle l’art et la créativité peuvent-ils jouer dans la période de transformation actuelle ?
Ken Robinson, qui était une personne très inspirante et qui vient de s’éteindre, prônait le retour de la créativité au cœur du système éducatif. Il est indéniable qu’elle est omniprésente, de la chaise où nous sommes assis jusqu’au téléphone que nous tenons dans nos mains. Nous utilisons des critères artistiques de manière constante, qu’il s’agisse du choix des couleurs des vêtements que nous portons ou de l’expression de notre sensibilité, par exemple. L’art et la créativité ont un dénominateur commun : c’est un chemin parsemé d’aventures vers un lieu inconnu. Dans les séminaires que je donne sur l’art et la créativité, j’essaie d’expliquer aux étudiants que l’expression artistique est un outil qui favorise une meilleure connaissance de soi et une plus grande confiance en son potentiel.
Comment favoriser le développement de l’hémisphère droit et des compétences émotionnelles ?
Aujourd’hui, nous regardons le monde à travers un écran. Le multitasking – ou l’art d’accomplir plusieurs tâches à la fois – est un fait. Je pense que nous perdons progressivement la connexion visuelle avec ceux et ce qui nous entourent. En revanche, la créativité et l’art permettent de travailler avec l’imagination à la fois de manière individuelle et collective. La créativité et l’art peuvent s’apprendre à tout âge, mais il faut briser l’idée reçue selon laquelle il faut avoir un don inné pour débuter. Les gens sont créatifs par nature et l’art et la créativité seront la pierre angulaire d’un monde de plus en plus technifié.
L’école est le lieu idéal pour favoriser le développement personnel, la confiance en soi et la connaissance de soi. L’éducation artistique est la formation holistique de l’individu et elle est essentielle dans le développement intégral de tous les participants (professeurs et élèves). Il devrait en être ainsi tout au long de notre vie.
L’art est un outil pédagogique qui favorise une autre manière d’appréhender le monde.
Oui, l’art est un excellent outil, il permet de faire émerger notre partie la plus intime. Mais le binôme « jeu-art » peut l’être encore plus car il mêle plaisir et expression artistique. Le fait de peindre peut être une source d’amusement et de distraction et ceci peut constituer le point de départ vers d’autres processus créatifs. Atteindre un état de calme et de joie ouvre votre esprit et votre cœur et tout devient fluide, naturel et facile.
La peinture comme thérapie ?
Quand nous sommes petits, nous voulons tous nous fondre dans le même moule et être identiques mais à mesure que nous grandissons, nous voulons retrouver notre identité et, par conséquent, réaffirmer notre singularité et nos différences.
L’art-thérapie est un outil très puissant qui vous permet d’exprimer des sentiments à travers un autre langage comme les arts plastiques, une technique de développement personnel de la connaissance de soi et de l’expression émotionnelle. Et à mesure que nous exprimons notre individualité sans préjugés, notre estime de soi grandit, nous permettant, ainsi, d’explorer notre nature profonde.
Quels conseils donnerais-tu aux personnes qui souhaitent commencer à développer et à explorer leurs capacités artistiques?
Tout d’abord, je dirais que la capacité artistique fait partie de la nature humaine. Que nous avons à tort des pensées telles que « je ne sais pas bien dessiner », « je ne sais pas comment chanter » ou « je n’ai pas le sens artistique », bref une liste interminable d’auto-limitations qui peuvent nous freiner. S’il vous plaît, oubliez ces pensées si vous les avez ! L’art en tant que tel permet simplement l’expression individuelle, quelle qu’elle soit, et c’est une belle aventure. Si vous n’avez pas d’idée précise, pensez simplement à ce que vous faisiez pour vous amuser quand vous étiez petits sans chercher à savoir si c’est bien fait ou pas. Profitez simplement de l’instant présent !
Partages-tu la déclaration suivante de Kandinsky : « L’art dans son ensemble n’est pas une création vaine d’objets qui se perdent dans le vide, mais une puissance qui a un objectif et qui doit servir l’évolution de l’âme »?
Oui, Kandinsky ajoute également que « toute œuvre d’art est l’enfant de son temps, et bien souvent, la mère de nos sentiments. » La contextualisation d’une œuvre est importante pour la comprendre dans son intégralité. Un peintre ou un artiste vit à une époque donnée et exprime à travers la peinture la voix profonde de son âme, sa capacité à ressentir et penser de manière authentique mais, également, l’époque à laquelle il appartient. Je n’imagine pas qu’il en soit autrement même si la situation actuelle tend vers une société dépossédée d’une partie de son humanité. Ma création « Ciutat en moviment » reflète cette évolution au niveau individuel et collectif mais je reste, tout de même, optimiste.
Certains éléments de ton art font référence au mythe de Narcisse mais pas dans sa lecture psychanalytique. Le mythe de Narcisse est, avant tout, un mythe de l’éveil, de la connaissance de soi: il a su se transformer en une fleur merveilleuse car il était allé jusqu’au bout de sa singularité pour créer une œuvre universelle. Considères-tu l’expression artistique comme une douloureuse recherche d’identité ?
Lorsque je peins, je « saigne » parfois et je ressens de la douleur. Une blessure infectée qui semble surgir de nulle part et demande à être soignée. Mais le fait de peindre et de créer mène à la libération. J’espère que ce processus cathartique pourra aider d’autres personnes dans leur cheminement.
J’ai besoin de me laisser traverser par l’inconscient pour que puisse se manifester la partie la plus primitive de mon être profond et, ainsi, partager cet archétype avec d’autres personnes à travers cet inconscient collectif qui nous unit.
Notas/Notes
- Le courbisme est un mouvement qui cherche l’interconnexion des formes de vies dans son intégralité à travers le processus créatif inconscient de l’art.
- Écrivain, chercheur et conférencier, Ken Robinson (Liverpool, 1950 – Los Angeles, 2020) est connu pour ses interventions en faveur du développement de la créativité et de l’innovation. Il est notamment l’auteur de L’Élément : Quand trouver sa voie peut tout changer ! (The Element, Grijalbo, 2009)
- Jean Shinoda Bolen est docteure en médecine, thérapeute junguienne et professeure de psychiatrie à l’Université de San Francisco. Elle est, notamment, l’auteur de Goddesses in Everywoman (Les Déesses dans chaque femme), un livre qui aide les femmes à comprendre leurs qualités et caractéristiques au travers des archétypes des déesses de la mythologie grecque. Cette phrase est un extrait du Millionième cercle : La pratique des cercles de compassion
- La psychologie de la forme, théorie de la Gestalt ou gestaltisme (de l’allemand, Gestaltpsychologie) est une théorie psychologique et philosophique proposée au début du XXe siècle selon laquelle les processus de la perception et de la représentation mentale traitent les phénomènes comme des formes globales plutôt que comme l’addition ou la juxtaposition d’éléments simples. Wikipédia